Legaltech : la technologie s’invite chez les professionnels du droit – Paroles d’experts
Publié le lundi 3 juin 2019Dans les prochains jours, Pierre Breesé animera la formation suivante :
Sur la même thématique, l’IEEPI vous propose la formation suivante :
Paroles d’experts : Pierre Breesé.
L’IEEPI donne la parole à ses experts, aujourd’hui Pierre Breesé, Président du cabinet de conseil en Propriété Intellectuelle IP TRUST.
Il nous propose une analyse sur :
La Legaltech, quand la technologie s’invite chez les professionnels du droit.
Les possibilités offertes par les technologies numériques ouvrent des perspectives d’évolution en profondeur de l’exercice des prestations juridiques en matière de propriété intellectuelle :
- Apparition de nouveaux acteurs d’intermédiation susceptibles de capter les clients finaux et de transformer les acteurs historiques en sous-traitants, perdant la relation client ainsi que la maîtrise des prix
- Recours aux solutions d’intelligence artificielle pour permettre au conseil de se concentrer sur les prestations à haute valeur ajoutée, notamment la stratégie
- Automatisation de process, permettant d’améliorer le rapport qualité/prix par une optimisation des moyens supports (back-office, tâches à faible valeur ajoutée)
- Automatisation de la preuve par injection dans une blockchain et smartcontracts.
Le rapide état des lieux illustre l’impact sur le quotidien des professionnels du droit et vise à les encourager à s’approprier cette évolution pour ne pas la subir mais l’utiliser pour amplifier leur capacité à accompagner des clients internes ou externes.
1) Vers une « uberisation » des professionnels de la propriété industrielle ?
Un premier axe concerne le développement d’intermédiaires facilitant l’accès à des compétences et des professionnels, pour des services de traduction (Morningside Translations), des formalités administratives telles que l’extension de brevets et marques, le passage en phase nationales de demandes PCT, la validation de brevets européens (Valipat), de consultations juridiques en matière de marques (Compumark), le paiement d’annuités (Anaqua-SGA2)…
A l’instar du secteur de l’hôtellerie (Booking), de la restauration (Lafourchette) ou des voyages (edreams), ces intermédiaires proposent un accès simplifié, instantané en grande partie automatisé, à des services négociés avec des professionnels à des tarifs avantageux. D’autres activités seront probablement concernées, comme la rédaction de brevets.
Les conséquences peuvent être majeures pour l’organisation actuelle des métiers de la propriété industrielle. La relation d’intuitu personae entre une entreprise et son conseil risque de disparaître au profit de l’efficacité et de l’optimisation des coûts. On ne peut exclure que demain, une plateforme dédiée à la propriété industrielle draine une grande partie des « consommateurs » du droit de la propriété industrielle, et « distribue » les tâches à des prestataires professionnels perdant la relation directe avec le client, comme c’est déjà le cas dans le domaine de l’hôtellerie. Cette évolution s’inscrit dans la tendance des grandes entreprises à traiter l’externalisation du conseil en PI de plus en plus comme une « commodité » traitée comme n’importe quel marché de service, et à l’évolution d’un nombre croissant de professionnels de la PI travaillant en mode « free lance » plutôt qu’au sein de cabinets structurés.
La meilleure façon de résister à cette tendance est de renforcer les prestations à forte valeur ajoutée stratégique, la personnalisation des services, et de réduire les coûts et les tâches à faible valeur ajoutée.
2) Intelligence artificielle d’aide à la décision
Un deuxième axe plus prometteur concerne l’apport des technologies de machine learning au traitement des données juridiques, conjugué au mouvement d’ouverture des données publiques. La loi n° 2016-1321 du 7 octobre 2016 pour une République numérique prévoit la mise en ligne des décisions de justice, alors qu’à ce jour les professionnels n’ont accès qu’à 6,5 % des trois millions de décisions rendues chaque année. Les données de l’INPI sont d’ores et déjà disponibles dans le cadre du programme Open Data.
Les techniques d’intelligence artificielles permettent d’exploiter l’immense manne de données juridiques pour fournir des réponses automatiques à des questions complexes.
La solution CatMine (Computer Assisted Trade-Mark Infringement Evaluation) développée par IPTRUST et un chercheur en informatique linguistique est un exemple d’application d’aide à la prise de décision en matière de risque de contrefaçon de marque. Il se base sur une sélection de jurisprudences pour calculer un risque de contrefaçon d’une marque de référence par un signe nominal à tester, et à présenter les décisions jurisprudentielles les plus proches du cas soumis, ou encore à fournir un score de risque juridique, dans une liste de propositions.
Des sociétés comme PREDICE développent des outils thématiques de « justice prédictive » destinée à évaluer le montant de dommages et intérêts, ou de réponse à une situation juridique en fonction des données judiciaires historiques. Ces solutions sont généralement basées sur la projection dans un espace n-dimensionnelle d’une extraction supervisée des décisions judiciaires, et de calcul de distance dans cet espace pour apporter une réponse à l’utilisateur.
Le risque éthique résulterait d’une application aveugle de ces outils, qui présentent surtout l’intérêt d’augmenter considérablement la capacité d’analyse du juriste, à la manière d’un exosquelette cérébrale.
Dans le passé, un juriste pouvait consacrer de nombreuses heures hebdomadaires pour lire et analyse les décisions récentes. Aujourd’hui, la pression de la productivité pesant sur les conseils et avocats, conjuguée à l’augmentation considérable des informations disponibles, ne permet plus d’absorber la masse de données disponibles. Le recours à des outils numériques permet de compenser cette situation et de conserver la capacité à analyser des situations complexes et apporter des conseils pertinents et personnalisés.
Le développement des outils d’analyse et de traitement sémantique sur des corpus écrits ouvrent des perspectives encourageante pour la recherche d’antériorités en matière de brevets, dont les premiers exemples sont déjà opérationnels (fonction « similar » de Google Patents ou «equivalents » de Questel-Orbit), voire pour la rédaction de brevets ou la production de contrats.
Il serait toutefois illusoire d’envisager une substitution de solutions automatiques à l’intelligence du praticien. On pourrait paraphraser l’évêque de Belley, qui au XVème siècle exprimait sa méfiance concernant l’indexation des livres nouvellement apparue :
L’indexation est une erreur populaire, qui n’infecte que les faibles cerveaux, qui appellent cela l’âme du livre, et c’est l’instrument de leur stupidité. Ces gens peuvent être appelés Doctores tabularii, lesquels sapiunt tantum per Indices. Les enquerrez-vous de ce qu’ils savent ? Ils vous demandent un livre pour le montrer, et aussitôt à la Table pour trouver ce qu’ils cherchent, les habiles appellent cela le pont aux ânes.
Veuillons à ce que le développement des solutions basées sur l’intelligence artificielle ne devienne pas un « pont aux ânes » mais un facteur d’efficacité pour des professionnels conservant leur capacité d’analyse et de conseil stratégiques.
3) Automatisation des process
La pression sur les tarifs acceptés par les clients et sur la productivité des cabinets et des services de propriété industrielle pousse à la réduction des coûts des tâches à faible valeur ajoutée, et à l’automatisation des process, afin de laisser aux juristes et ingénieurs brevets la disponibilité pour consacrer leur expertise aux tâches à forte valeur ajoutée. De nombreux outils numériques ont déjà permis de fluidifier les relations entre les entreprises, les cabinets et les administrations : l’e-administration est engagée par les offices de la propriété industrielle, les échanges sécurisés et accès à des portails personnalisés sont entrés dans les habitudes.
Les techniques d’intelligence artificielles ont permis de développer des estimateurs budgétaires exploitant l’historique des dépenses, et permettent d’évaluer en temps réel les dépenses à prévoir sur les années à venir pour la gestion d’un portefeuille de titres de PI, tâches qui était particulièrement chronophage dans le passé.
Les contrathèques permettant de produire à moindre coût des documents contractuels pour lequel le juriste intervient pour ajouter une dimension de conseil stratégique, sans avoir besoin de consacrer de temps à des tâches de reformulation permettent de répondre aux besoins des clients soucieux de leurs dépenses.
Des outils de génération automatique de rapports permettent de gagner beaucoup de temps dans l’édition de documents de qualités, en concentrant le temps sur les tâches d’analyse et de synthèse stratégique. Il est par exemple facile de produire un rapport d’analyse stratégique et de recommandations de rationalisation d’un portefeuille de plusieurs centaines de familles de brevets en utilisant des outils de génération automatiques des documents de référence.
Dans la même famille d’innovation, l’utilisation des outils de « webcrawling » facilite la recherche de licenciés en permettant un accès rapide et étendu à plusieurs milliers de cibles potentiels, ainsi que le recueil et la qualification des marques d’intérêt (umi.us), démarche qui nécessiterait des dizaines de jours-hommes par les process habituels.
L’enjeu de l’automatisation des process est celui de la préservation de l’indépendance du professionnel et de la maitrise de ses propres choix organisationnels. Certains outils, très performants, sont conçus de manière très rigide et obligent le professionnel à s’adapter à la logique de l’outil, et le rendent ensuite très dépendant de cet outil.
4) Preuve et blockchain
Le développement de la technologie blockchain apporte des solutions simples et efficaces pour la traçabilité des échanges numériques et la constitution de preuves de l’état des connaissances à un instant donné, et apporte une réponse opérationnelle au problème de l’identification du « background », à la formalisation du savoir-faire, à la preuve des créations intellectuelles et à la nature et aux flux de connaissances échangées entre des parties. Lablock est un exemple de cahier de laboratoire numérique partagé, utilisant l’injection dans une blockchain, pour permettre d’établir un référentiel de confiance dans des projets collaboratifs.
L’automatisation de l’exécution des contrats par des codes logiciels appelés « smart contracts » apporte une solution efficace au suivi des droits et obligations découlant d’un contrat, sans intervention humaine.
En conclusion…
Les professionnels de la propriété intellectuelle n’échappent pas à la révolution numérique, dont ils accompagnent souvent les acteurs. Il est important qu’ils se préparent et même soient des acteurs de cette révolution, afin de ne pas la subir, et surtout de la mettre au service de leur expertise et de leur capacité à apporter une valeur stratégique à leurs clients internes ou externes.
Dans les prochains jours, Pierre Breesé animera la formation suivante :
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