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Avocats, CPI ou notaires : que retenir de la jurisprudence retentissante assimilant la cession de droits de propriété intellectuelle à titre gratuit à la donation ? – Paroles d’experts

Publié le lundi 26 août 2024
cession droits propriété intellectuelle

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Pour aller plus loin, l’IEEPI et Charles Suire vous proposent les formations :


 

Paroles d’experts : Laurence Dreyfuss-Bechmann et Charles Suire.

L’IEEPI donne la parole à ses experts, aujourd’hui Laurence Dreyfuss-Bechmann, Avocate et Directrice associée ainsi que Charles Suire, Avocat, tous les deux du Département économique – pôle Propriété Intellectuelle/ Numérique Tech et Données du cabinet FIDAL avocats.

Ils nous proposent une analyse sur :
Avocats, CPI ou notaires : que retenir de la jurisprudence retentissante assimilant la cession de droits de propriété intellectuelle à titre gratuit à la donation ?

 

Un jugement rendu par le Tribunal judiciaire de Paris le 8 février 2022[1] a provoqué un séisme dans le paysage juridique de la propriété intellectuelle et a marqué le début de nouvelles hésitations dans le quotidien des affaires en décidant qu’une cession de droits de propriété intellectuelle à titre gratuit constitue une donation. Cette décision, dans un premier temps isolée, s’est vue réitérée un an plus tard dans le cadre d’une autre affaire traitée en référé[2], avant d’être confirmée par la cour d’appel de Paris le 13 mars 2024[3]. L’occasion de revenir sur le sens de cette solution et des points de vigilance pour tous les titulaires de droits mais également tous leurs cocontractants susceptibles d’acquérir des actifs immatériels.

 

Que s’est-il passé le 8 février 2022 ?

Dans son jugement, le Tribunal parisien était appelé à trancher la querelle impliquant deux entrepreneurs qui avaient constitué ensemble une première société, avant que celle-ci ne soit dissoute, puis que l’un d’eux ne décide de fonder une nouvelle structure au profit de laquelle il avait transféré à titre gratuit une marque et deux dessins et modèles tous trois créés à l’époque de l’activité en commun.

La particularité de ce contentieux tient aux demandes formées par le demandeur. En effet, le droit des marques[4], tout comme celui des dessins et modèles[5], comprennent un mécanisme très utilisé dans les litiges, qui consiste à revendiquer la propriété sur un titre qui aurait été déposé en fraude des droits d’un tiers. Or, ici, l’action ne consistait pas à revendiquer la propriété sur les actifs litigieux, mais à obtenir la nullité de la cession opérée au profit de la nouvelle société créée par le second associé. Pour obtenir cette nullité, le demandeur ne soulevait ni les dispositions de droit commun relatives à la validité des contrats, ni les dispositions du Code de la propriété intellectuelle, mais invoquait le régime spécial de la « donation », compte tenu de ce que la cession avait été réalisée à titre gratuit.

Le régime de la donation est prévu aux articles 931 et suivants du Code civil. Il s’agit d’une des modalités de la catégorie plus générale des « libéralités », très courantes dans un cadre familial. Une donation entraîne une conséquence particulièrement lourde pour le donateur : une dépossession irrévocable du donateur qui se dépouille au profit du bénéficiaire. Le législateur a estimé que la gravité de cet acte justifiait d’adopter un certain formalisme pour éclairer le consentement du donateur et assurer sa protection. C’est pourquoi le Code civil impose qu’une donation soit établie par acte authentique notarié.

Cet argument a convaincu la juridiction de prononcer la nullité de ce contrat de cession en retenant, au terme d’une motivation relativement synthétique que :

10. Aux termes de l’article 931 du code civil, tous actes portant donation entre vifs seront passés devant notaires dans la forme ordinaire des contrats ; et il en restera minute, sous peine de nullité. Deux dérogations à ce formalisme sont admises en jurisprudence, la première tenant aux dons manuels, qui imposent la tradition (c’est-à- dire la remise physique) de la chose donnée, la seconde tenant aux donations déguisées ou indirectes, dont les conditions de forme suivent celles de l’acte dont elles empruntent l’apparence. Le code de la propriété intellectuelle ne déroge pas à cette condition formelle des donations, et prévoit seulement, s’agissant des marques, que le transfert de leur propriété doit être constaté par écrit (article L. 714-1,4e alinéa, dans sa rédaction antérieure au 15 décembre 2019).

11. Or le contrat daté du 13 juillet 2015 […] emporte explicitement transfert de propriété de la marque et des modèles « à titre gratuit ». Il s’agit donc par définition d’une donation, non dissimulée et portant sur des droits incorporels, comme tels insusceptibles de remise physique. L’acte, qui devait donc être passé devant notaire alors qu’il est constant qu’il a été conclu sous seing privé, est nul.

 

Quelle est la portée de cette décision et que signifie-t-elle pour les titulaires de droits et leurs cocontractants ?

La manière dont le tribunal justifie l’application du régime de la donation pour en déduire la nullité du contrat est assez étonnante. Pour cause, le tribunal écarte, pour tous les droits incorporels, les deux exceptions au formalisme de la donation que sont, d’une part, le don manuel, c’est-à-dire la remise concrète de la chose entre les mains du destinataire, ce qui est impossible avec un bien immatériel, et, d’autre part, les donations déguisées, telles que des ventes à prix symbolique.

Or, les chroniqueurs ont noté que cette décision, tout comme l’arrêt d’appel confirmatif, occultent l’examen d’un critère essentiel de la donation : la manifestation d’une intention libérale. On parle d’intention libérale lorsque le donateur choisit volontairement et dans une démarche active et consentie à s’appauvrir au profit d’un tiers sans en tirer une contrepartie quelconque.

Une bonne partie des transferts de titres de propriété intellectuelle sont établis à titre gratuit dans la vie des affaires. Ce caractère gratuit peut s’expliquer par de multiples raisons. L’on songera par exemple au cas très fréquent du dépôt d’une marque par un associé fondateur à son propre nom lors de la phase de constitution de la société, avant qu’il ne formalise une cession en bonne et due forme à la société l’exploitant quelques années plus tard pour des raisons comptables et fiscales. Dans une telle hypothèse, l’intention libérale apparaît très incertaine puisque l’associé tirera d’une manière ou d’une autre un avantage. Cet avantage peut être de nature fiscale ou de gain de participations dans le capital de la société.

Un autre élément de discussion tient à l’applicabilité du régime de la donation à des personnes morales, point crucial dans un domaine aussi lié à l’activité des entreprises que la propriété intellectuelle. En effet, le texte du Code civil peut sembler restrictif en désignant les libéralités « entre vifs ». Il s’agit donc de déterminer si la donation ne concerne que les personnes physiques ou si les personnes morales (sociétés, associations, entités publiques, etc.) sont également concernées. Le doute a été dissipé par une décision rendue par la Cour de cassation en 2021[6], qui a estimé que les personnes morales n’étaient pas exclues du mécanisme de la donation.

Il en découle un risque très sérieux de voir une cession à titre gratuit réalisée en dehors du cadre formaliste de l’acte authentique encourir la nullité en justice. Les titulaires et leurs cocontractants ne peuvent donc pas ignorer ce péril.

 

Comment se fait-il que cette problématique apparaisse si tardivement en 2022 et faut-il nécessairement recourir aux services d’un notaire ?

Il peut effectivement sembler énigmatique qu’une telle question ne surgisse qu’en 2022. Ce simple indice démontre que le monde des affaires s’était parfaitement accommodé de l’usage de la cession d’actifs immatériels à titre gratuit.

Une seule affaire, passée à la postérité, a été portée devant la cour d’appel de Paris le 1er juillet 1998. Dans cet arrêt, la cession des droits à titre gratuit sur une œuvre de l’artiste Picasso au profit d’une maison d’édition était contestée. À l’époque, la cour avait rejeté la demande en nullité sur le terrain du régime de la donation au terme d’une motivation très intéressante : les juges avaient recherché concrètement si l’artiste avait tiré un avantage de cette cession pour exclure l’existence d’une intention libérale en admettant que

La diffusion internationale d’un tel ouvrage ne pouvait que contribuer à augmenter la cote de l’artiste et la valeur des dessins reproduits.

Ainsi, la rareté du contentieux en la matière peut s’expliquer de diverses façons. Jusqu’à présent, la jurisprudence se prononçait essentiellement quant au principe même de céder des droits de propriété intellectuelle à titre gratuit. Au sein du Code de la propriété intellectuelle, la gratuité n’est expressément envisagée qu’à l’article L. 122-7 en matière de droit d’auteur. Le texte est muet quant aux autres droits enregistrés, sans toutefois exclure la possibilité d’un transfert gratuit.

Un autre élément d’explication réside dans l’existence même d’un formalisme propre aux contrats de la propriété intellectuelle. En effet, tous les titres enregistrés sont soumis à une double exigence : la rédaction d’un contrat écrit opérant la cession de droits et l’inscription de ce transfert dans le registre de l’Institut national de la propriété industrielle (INPI) à fin d’opposabilité aux tiers. Le droit d’auteur impose, de surcroît, la rédaction de plusieurs clauses précises (quant à l’étendue des droits cédés, la durée du transfert, etc.). Il en résulte que la personne titulaire consentant au transfert de ses droits au profit d’un tiers est, en pratique, nécessairement informée de la portée de ses engagements et des conséquences d’une cession. Il faut ajouter que, dans une bonne majorité des cas, les titulaires de droits sont accompagnés d’un juriste ou d’un avocat spécialisé pour la rédaction et la conclusion d’un tel accord. En ce sens, nous rejoignons un avis nettement partagé par les praticiens de la propriété intellectuelle que le cadre juridique de la propriété intellectuelle était déjà suffisamment protecteur des intérêts des titulaires.

En définitive, pour échapper à la qualification de l’intention libérale, il peut être tentant de rédiger les contrats de cession à titre gratuit en justifiant ce caractère gratuit, notamment par le détail précis du contexte de l’accord en préambule, tout en insistant, dans la clause de prix, sur la contrepartie que le cédant trouvera dans ce transfert. Cette position apparaît toutefois précaire puisqu’elle instille nécessairement un risque qu’un juge considère cette contrepartie comme insuffisante.

Un nouvel espoir est toutefois né à l’occasion d’un contentieux jugé le 9 avril 2024 par le tribunal judiciaire de Lyon[7]. Dans le sillage des décisions précitées, un plaideur contestait la validité d’un un acte de cession à titre gratuit conclu en 2020 en tant qu’il ne respectait pas le régime de la donation. Or, les contractants avaient, en mai 2022, conclu un nouvel accord  annulant et remplaçant le précédent, à propos de la même marque. Ce nouveau contrat prévoyait, cette fois, une cession à titre onéreux, d’un montant de 1 000 euros. Ce nouveau contrat a été jugé valable par le tribunal lyonnais qui observe que « cet acte ne vient donc pas régulariser la cession du 20 mai 2020 mais se substitue à elle ».

Cette solution pragmatique devrait, en tout état de cause, inviter tout contractant ayant conclu de telles cessions à titre gratuit à inventorier les contrats problématiques pour régulariser de nouvelles cessions conformes au cadre jurisprudentiel actuel. Dans les hypothèses de cession sans aucune contrepartie réelle, bien qu’indirecte, le recours au notaire est désormais obligatoire pour échapper au risque de nullité des actes.

Les notaires n’étant pas des professionnels de la propriété intellectuelle, contrairement aux avocats spécialisés et aux CPI, cette contrainte nous apparait comme étant contre productive.  Nous appelons de nos vœux une réforme législative sur ce point.

[1] N° RG : 19/14142

[2] TJ Paris., 12 avril 2023, n° 23/50949

[3] N° RG : 22/05440

[4] Art. L. 712-6 du Code de la propriété intellectuelle

[5] Art. L. 511-10 du Code de la propriété intellectuelle

[6] Cass. Com., 7 mai 2019, n° 17-15.621

[7] RG n° 20/05900

 


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